# 10 / 2019
23.05.2019

Transports publics régionaux: Saisir l’opportunité de faire une réforme axée sur les besoins des clients

Définition du transport régional de voyageurs

En Suisse, les transports financés par les pouvoirs publics jouissent traditionnellement d’une excellente réputation et font aussi régulièrement des envieux à l’étranger. Ce point de vue est entièrement justifié, car la qualité de l’offre est comparativement bonne sur de nombreux points, dont celui de la ponctualité. Cependant, il s’agit d’une vision réductrice, qui occulte des questions importantes. Pour les utilisateurs et la collectivité, le prix est-il en adéquation avec la prestation fournie? Comment se présente l’évolution des coûts et pourrait-elle être optimisée? Et enfin, les transports publics financés par les pouvoirs publics sont-ils suffisamment agiles et innovants en comparaison avec le trafic privé?

Des coûts croissants et l’absence d’innovation ont en effet entraîné une vague de réformes à la fin des années 1990 dans le secteur des transports publics. Au fil des ans, le système de bus et de chemins de fers était devenu onéreux, lourd et inefficace dans l’ensemble du pays. Les entreprises de transport à assainir et les investissements toujours plus importants dans les infrastructures pesaient sur les budgets publics. Cette situation constituait une menace pour la qualité de l’offre et aurait pu conduire à une désertion des voyageurs. Les autorités politiques et administratives ont fait preuve de clairvoyance face à cette situation tendue et lancé divers projets de réforme dans le domaine des transports publics, afin de dynamiser les structures sclérosées. Des mesures s’imposaient également d’un point de vue international: Avec le premier paquet ferroviaire lancé au début de la décennie, l’UE avait déjà ouvert la voie à un dynamisme et une concurrence accrus. À la fin des années 1990, ces développements ont conduit à la Réforme des chemins de fer 1 et au détachement des CFF de l’administration fédérale, ce qui a rendu possible la rénovation urgente des chemins de fer fédéraux. L’introduction du principe de «l’accès de tiers au réseau» a par ailleurs constitué une étape décisive vers l’ouverture du marché. Les CFF ont alors dû laisser d’autres compagnies de chemin de fer utiliser «leurs» infrastructures, ce qui a permis pour la première fois une concurrence minimale, en particulier dans le trafic de marchandises.

Outre les chemins de fer et l’infrastructure ferroviaire, le trafic régional de voyageurs par le rail et la route assurant la desserte régionale et locale a également fait l’objet d’une réforme en profondeur dans les années 1990. Lors de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les chemins de fer (LCdF) le 1er janvier 1996, le financement de ce TRV a été réorganisé et une procédure de commande avec la participation de la Confédération, des cantons et des entreprises de transport a été introduite. Cette procédure permet de déterminer quelle offre est commandée conjointement par la Confédération et les cantons, à quel coût et comment les entreprises de transport la mettent à disposition. Cette réforme a apporté une grande amélioration, à savoir l’uniformisation en profondeur d’une structure jusqu’alors très fragmentée. Avant 1996, le financement et la fourniture de transports publics régionaux reposaient sur de nombreuses bases différentes, résultat d’une évolution historique. Dans un système très hétérogène et opaque, les prestations étaient commandées de manière relativement peu systématique. Les déficits qui en résultaient n’étaient couverts qu’après coup par la Confédération et les cantons. Les entreprises de transport recevaient des compensations et des aides financières variables, partiellement redondantes. Ainsi, les CFF ou la société CarPostal touchaient des compensations directes de la Confédération, des cantons et des communes pour leurs prestations et pouvaient bénéficier de subventions publiques supplémentaires lors de la couverture ultérieure du déficit au niveau du groupe. Du fait du manque de transparence des processus et de la procédure de couverture des déficits en aval, les pouvoirs publics ne disposaient pas d’un mécanisme de pilotage sérieux. Les structures ont été largement épurées avec l’introduction du nouveau système de commande. Le nombre de sources de financement a été réduit à deux (budget fédéral général, cantons). Les commandes pour l’ensemble des prestations ont également été rendues plus systématiques. Cette nouvelle structure a été régulièrement développée sous différents angles au cours des vingt dernières années. Toutefois, la plupart des ajustements se sont limités à la procédure. Aucun remaniement en profondeur n’a eu lieu depuis lors.

Comment les transports publics suisses sont-ils structurés?

La loi sur le transport de voyageurs (LTV) distingue quatre types d’offres de transport public:

  • Trafic longue distance: Offres d’importance nationale faisant l’objet d’une concession de dix ans délivrée par l’Office fédéral des transports (OFT). La loi dit que le trafic longue distance doit couvrir ses coûts.
  • Trafic régional de voyageurs avec fonction de desserte: Une ligne a une fonction de desserte lorsqu’il y a un point de jonction avec le réseau principal des transports publics à une des extrémités de la ligne au moins et une localité à l’autre extrémité ou entre les extrémités. Au sens de la LTV, une localité est une zone d’habitation de 100 âmes au moins. Le trafic régional de voyageurs avec fonction de desserte a droit à des indemnités (Confédération et cantons).
  • Trafic régional de voyageurs sans fonction de desserte (tourisme): Lorsqu’une ligne n’a pas de fonction de desserte (la ligne qui monte au Jungfraujoch, par exemple), elle n’a pas droit à des indemnités.
  • Trafic local: Ce sont des lignes qui servent à la desserte capillaire de localités. Elles couvrent un rayon de 1,5 km au maximum au-delà du réseau principal de transports publics, avec de courtes distances entre les arrêts. Le trafic local ne bénéficie pas d’indemnités fédérales et est généralement financé par les cantons et communes.

Cette structure composée d’un réseau de transport national couvrant ses frais et des transports régionaux et locaux publics subventionnés correspond pour l’essentiel à la pratique dominante à l’échelle internationale. L’UE s’est dotée d’un cadre légal pour les transports régionaux et locaux qui met davantage en avant le dynamisme, la transparence et la concurrence.

Les transports publics régionaux reviennent de plus en plus cher à la collectivité

Le réseau régional de transport de voyageurs en Suisse compte actuellement 1425 lignes (dont environ 1000 lignes de bus) mises à disposition par 114 entreprises de transport. La grande majorité de ces lignes sont exploitées à perte. Autrement dit, elles ne sont pas financées exclusivement par la vente de billets. C’est pourquoi elles bénéficient chaque année d’aides financières de la Confédération et des cantons, de l’ordre de 2 milliards de francs. Ces montants sont versés aux entreprises de transport à titre de compensation. Au niveau fédéral, les ressources nécessaires sont financées par un crédit d’engagement accordé par la caisse générale de la Confédération. En été 2017, le Parlement a voté un tel crédit d’un montant de 4,1 milliards de francs pour la période 2018-2021.

Figure 4

Un coup d’œil à l’évolution des coûts met en évidence un problème majeur des transports publics régionaux en Suisse: Le besoin de compensation ne cesse de croître et, malgré l’augmentation du nombre de passagers et les progrès technologiques, il ne semble pas pouvoir être découplé de l’extension de l’offre. Pour les pouvoirs publics, une telle croissance des coûts n’est pas durable à deux égards. D’une part, des recettes fiscales semblent être utilisées de manière inefficace et les besoins en compensations supplémentaires augmentent à moyen terme. De l’autre, un effet d’éviction risque de survenir dans la caisse générale de la Confédération. Selon les chiffres publiés par l’Office fédéral des transports, les dépenses ordinaires de la Confédération et des cantons pour les transports publics régionaux se sont montées à près de 2 milliards de francs en 2018. Au niveau fédéral, les coûts ont en moyenne augmenté de quelque 2,6% par an depuis 2008. Pendant la même période, les dépenses fédérales ont progressé en moyenne de 2,2% environ par an. Si les coûts des transports publics régionaux augmentent de manière disproportionnée par rapport à l’ensemble des dépenses fédérales, des coupes devront éventuellement être effectuées dans des dépenses plus judicieuses d’un point de vue économique.

Figure 5

Au niveau cantonal, la participation aux coûts des offres de transport régional de voyageurs commandées en commun est calculée individuellement à l’aide d’une formule basée sur la densité de population du canton concerné. Du fait de cette logique de calcul, on constate que les cantons à forte densité de population, avec des centres urbains, tendent à financer eux-mêmes une plus forte proportion des transports publics régionaux que les cantons ruraux à faible densité de population. Les quotes-parts vont de 20% (Grisons) à 73% (Bâle-Ville), la contribution totale moyenne de l’ensemble des cantons étant de 50% environ.

À première vue, le niveau variable de la participation cantonale reflète la logique légitime du système: La Confédération interviendra davantage dans les régions relativement faibles financièrement pour que l’offre de transport public souhaitée puisse être mise à disposition. Dans les régions urbaines financièrement plus solides, les cantons (et les usagers) assument eux-mêmes une plus grande partie des coûts. Dans les faits, une redistribution entre les cantons a lieu, ce qui soulève d’importantes questions de principe. Quel est exactement l’objectif de la redistribution? D’un point de vue global, les transports publics doivent-ils vraiment être un mécanisme conduisant à une redistribution entre les cantons? N’existerait-il pas, pour ce faire, d’autres instruments plus appropriés? Ce modèle est-il le meilleur possible des points de vue financier et matériel, également par rapport au développement du système de transport? Le Parlement, la Confédération, les cantons et les entreprises de transport devraient se poser en permanence ces questions, parmi d’autres.

Adjudication, commande, compensation: une mécanique complexe

Les prestations du transport régional de voyageurs sont déterminées pour une période de l’horaire de service (deux ans) en fonction du montant du crédit d’engagement de la Confédération et des ressources mises à disposition par les cantons. La planification des offres est effectuée selon un processus réglementé de manière très détaillée. Hormis ce processus, les acteurs impliqués doivent en outre tenir compte de nombreuses exigences imposées par la loi. La demande effective d’offres de transport public ne constitue qu’un aspect partiel de ce processus.

Figure 6

D’un point de vue plus global, les transports publics régionaux sont confrontés à une deuxième difficulté majeure. Les exigences de divers groupes d’intérêts doivent être prises en compte et harmonisées judicieusement avec plusieurs acteurs dans le cadre d’une procédure de commande afin de pouvoir élaborer une offre de transport acceptable pour la politique, la société et l’économie. Remplir l’ensemble de ces exigences est la quadrature du cercle.

La procédure de commande est donc compliquée et se déroule à plusieurs niveaux: Dans une première étape, les cantons définissent leurs concepts d’offres en fonction des ressources financières disponibles. Ces concepts reposent en général sur les principes de la politique des transports cantonale ou régionale et visent aussi bien des objectifs à plus long terme (desserte fine agglomération XY, par exemple) que des objectifs à court terme (extension de la ligne XY, par exemple). Les cantons consultent ensuite l’Office fédéral des transports, qui évalue les concepts à la lumière de différents critères. Puis les entreprises de transport sont informées des prestations souhaitées et des ressources disponibles et priées de soumettre des offres correspondantes. Les offres sont vérifiées par l’Office fédéral des transports et les cantons sur la base d’un catalogue de critères précis avant d’être validées. Sur la base de cet examen, les offres et soumissions sont éventuellement adaptées avant que la sélection définitive soit arrêtée et que des conventions d’offre correspondantes soient signées entre la Confédération, les cantons et les entreprises de transport. Cette procédure est coordonnée avec la planification du budget fédéral.

Figures 7

La procédure décrite implique en principe l’octroi direct de mandats de transport. La Confédération et les cantons négocient des offres avec des entreprises de transport auquel le mandat sera en principe attribué. Dans certains cas, une mise au concours a cependant lieu et plusieurs entreprises sont alors en concurrence pour fournir une prestation. Les appels d’offres sont obligatoires depuis 2013 pour les transports par bus. Le principe correspondant est inscrit dans la loi sur le transport de voyageurs (art. 32). Cette dernière prévoit cependant aussi de très généreuses exceptions permettant l’attribution directe de mandats en lieu et place d’une mise au concours. En conséquence, l’attribution directe peut par exemple être privilégiée par rapport à une mise au concours lorsqu’une convention d’objectifs (c’est-à-dire une convention à moyen terme portant sur le développement de l’offre) a été conclue avec une entreprise de transport et que celle-ci atteint ses objectifs durant la période précédente de l’horaire de service ou si l’offre souhaitée doit être intégrée dans un réseau régional existant. Des appels d’offres ne sont actuellement pas du tout prévus pour les transports publics régionaux par le rail, dans la mesure où la complexité de la procédure est jugée trop grande par les acteurs impliqués.

Relations mutuelles problématiques

La procédure de commande et de financement dans le transport public régional se caractérise donc par une grande complexité à différents niveaux. Outre le déroulement des procédures elles-mêmes, ce sont surtout les relations complexes entre les parties impliquées qui constituent un obstacle. Les bases légales définissent un grand nombre de droits et obligations à tous les niveaux du système. Il en résulte une compréhension spécifique des rôles des parties prenantes impliquées et des intérêts de chacune d’elles. Ces intérêts sont en principe complémentaires et coordonnés, mais également opposés et contradictoires dans certains cas. Dans de telles circonstances, il existe un risque marqué de conflits de rôles et d’intérêts immanents au système.

La Confédération en particulier a de nombreux rôles et intérêts différents. Elle détient soit entièrement, soit partiellement diverses entreprises de transport et ce rôle de propriétaire n’est pas assumé par le même office fédéral pour chaque entreprise. Dans le cas de CarPostal et des CFF, il est assumé conjointement par le secrétariat général du DETEC et l’Administration fédérale des finances dans le cadre d’un modèle de pilotage dual. Dans le cas des chemins de fer privés (BLS, SOB, etc.), les parts de la Confédération sont directement détenues par l’OFT. Les rôles de régulateur et d’organe de supervision de l’ensemble des acteurs du marché sont également assumés par cet office fédéral. Les rôles de commanditaire et de bailleur de fonds sont ensuite répartis entre la Confédération et les cantons. Les communes sont intégrées dans la planification en amont. De leur côté, les niveaux étatiques communaux et cantonaux détiennent également des participations dans les entreprises de transport nationales, régionales et cantonales et sont donc aussi propriétaires.

Dans une structure si complexe, on peut supposer qu’un changement des paramètres pourrait avoir très rapidement des effets inattendus, voire indésirables. Des améliorations adéquates permettraient indubitablement d’affermir la stabilité des relations mutuelles, de réduire les conflits et d’optimiser le résultat du marché. L’introduction de règles de gouvernance d’entreprise incisives dans les entreprises de transport proches de l’État constituerait par exemple une mesure qui n’a, jusqu’ici, été qu’insuffisamment mise en œuvre.

Figure 8

L’affaire CarPostal

L’affaire CarPostal, qui a éclaté en été 2018, a illustré les conséquences négatives de conflits de rôles et d’intérêts. CarPostal contournait, depuis des années, l’interdiction faite aux entreprises de transport bénéficiant d’une concession de réaliser des bénéfices (selon la LTV), en gonflant des coûts et en dissimulant des recettes par des manœuvres comptables. Cela a permis à l’entreprise de toucher indument 188 millions de francs environ de subventions destinées au trafic régional de voyageurs. Des tensions inhérentes au système et des incitations inopportunes ont rendu possibles de tels comportements. Pour mieux comprendre, nous allons nous pencher sur cette constellation.

Le groupe La Poste évolue dans un environnement complexe, régi par une série de conditions-cadre qui sont parfois en partie incompatibles. La Confédération, qui définit les objectifs stratégiques pour le groupe, exige un rendement conforme à la branche pour les segments d’activité. En tant que régulateur, elle dicte et surveille l’offre prévue, politiquement, pour la desserte de base en matière de services postaux (lettres jusqu’à 50 gr et trafic des paiements). Dans ces domaines, la loi sur la poste (art. 19) interdit les subventions croisées, ce qui signifie qu’il n’est pas possible d’utiliser les recettes d’un segment dans un autre segment. CarPostal SA, une filiale de La Poste et un segment d’activité relativement modeste avec 10% du chiffre d’affaires du groupe, fournit des prestations subventionnées dans le cadre du trafic régional de voyageurs. Ce segment ne peut pas dégager de bénéfices. CarPostal a contourné cette règle en dissimulant à dessein des bénéfices via des transferts au sein d’une sous-holding, en gonflant le montant de prestations d’exploitation et d’entretien fournies par d’autres sociétés du groupe à CarPostal, par exemple.

Structure de holding de CarPostal

Le rapport de révision de la Confédération sur l’affaire CarPostal contient des recommandations sur la manière de prévenir des comportements abusifs à l’avenir. Il demande, entre autres, d’adapter les méthodes comptables intragroupes de CarPostal Suisse SA. Il exige aussi de recalculer les frais non couverts planifiés en lien avec les prestations du TRV. La Poste, pour sa part, a annoncé une réorganisation et compte adapter la structure de holding.

Ces mesures ne règlent pas tous les problèmes. Si la Confédération souhaite supprimer durablement les conflits de rôles et d’intérêts potentiellement néfastes, elle doit examiner de manière plus approfondie les points de friction, et ce à différents niveaux. Premièrement, il faut renforcer les éléments de concurrence dans le TRV (mise en œuvre rigoureuse des appels d’offres avec libre affectation des bénéfices). Deuxièmement, la société CarPostal SA doit être séparée du groupe de La Poste. Cela faciliterait l’évaluation des éventuelles indemnités et atténuerait les tensions entre le transport public régional et les objectifs stratégiques La Poste. Si la structure actuelle est anachronique, cela s’explique aussi par l’absence de synergies entre le cœur de métier de La Poste et le transport de personnes. La Suisse est le seul pays d’Europe à posséder encore une entreprise postale avec une société de transport intégrée. Troisièmement, la privatisation de CarPostal SA serait une mesure logique et judicieuse qui réduirait les risques pour les pouvoirs publics. Combiné avec une révision de la procédure de commande visant à intensifier la concurrence, cela permettrait d’augmenter l’innovation dans le TRV.