# 3 / 2020
20.07.2020

Pas touche à un fonds souverain

L’illusion de l’endettement à coût modique

Dans le domaine de la politique financière, la Suisse est considérée comme un élève modèle au niveau mondial. Contrastant singulièrement avec la plupart des autres États industrialisés, la Suisse a nettement réduit son endettement public ces dix dernières années, en particulier grâce au frein à l’endettement – instrument qui a du reste suscité un vif intérêt à l’étranger et a souvent été copié. Le taux d’endettement de la Suisse s’élève à quelque 30% du PIB. Ce taux devrait s’envoler dans le sillage de la crise du coronavirus. Le taux d’endettement néanmoins positif explique en partie la bonne notation des titres de créance de la Confédération, laquelle explique, quant à elle – avec certaines caractéristiques de la politique monétaire – le bas niveau des intérêts. Il peut aussi donner l’impression que la Suisse disposerait d’une marge de manœuvre pour augmenter l’endettement (brut) à un coût modique – pour financer un fonds souverain axé sur le rendement par exemple.

Toutefois, cette description des mécanismes du marché est statique. En réalité, la bonne notation des titres de créances fédéraux – et le bas niveau des intérêts qui en résulte – reflète l’attente des investisseurs que la Suisse maintienne son cap en matière de politique financière. Si la dette venait à augmenter fortement, dans le contexte des dettes massives contractées pendant la crise du coronavirus, les intérêts s’alourdiraient (la création d’un fonds souverain doté de quelque 100 milliards de francs – un ordre de grandeur évoqué fréquemment – aurait pour effet de faire augmenter nettement le taux d’endettement de la Suisse). Dans cette hypothèse, il faudrait trouver un subterfuge pour esquiver le frein à l’endettement, ce qui décrédibiliserait la politique financière suisse. Les investisseurs y verraient un précédent susceptible de se reproduire à tout moment.

L’État n’est pas un investisseur qualifié

On pourrait certes objecter que la charge d’intérêts resterait relativement basse en cas de léger renchérissement du service de la dette et que, dans le contexte actuel, un fonds souverain serait néanmoins susceptible d’être lucratif. De prime abord, il semble effectivement que le rendement potentiel d’un tel fonds serait sensiblement plus élevé que la charge d’intérêts correspondante. Mais il s’agit d’une conséquence non pas de la situation actuelle des taux d’intérêt mais du fait que les investisseurs sont disposés à accepter un abattement sur les intérêts servis sur les obligations d’État parce que celles-ci sont garanties par le contribuable. En tant que tel, un fonds souverain n’a pas, quant à lui, les moyens de se soustraire au rapport rendement/risque dicté par le marché – à moins, justement, que l’on n’exige du contribuable – ce qui n’est pas son rôle – qu’il supporte systématiquement les risques du fonds à la place d’autres investisseurs, en faisant fi de ses préférences personnelles en matière de risque.

Par ailleurs, un fonds souverain risque d‘être instrumentalisé pour des intérêts politiques particuliers. En théorie, la direction du fonds devrait chercher à dégager un rendement maximal pour les personnes qui supportent le risque, à savoir les contribuables. Mais en pratique – et le débat engagé le montre – les investissements d’un tel fonds devraient probablement satisfaire à diverses exigences politiques. Il pourrait être exigé par exemple que les placements soient supportables sur le plan social, qu’ils encouragent les technologies vertes, qu’ils servent à mettre à disposition du capital-risque, qu’ils promeuvent l’innovation, qu’ils soient «axés sur l’avenir», qu’ils contribuent à la création de places d’apprentissage, etc. On pourrait encore allonger la liste en tout arbitraire. Or le monde politique n’est pas fait pour jouer les entrepreneurs ni les conseillers en placement. Il y a fort à parier que de nombreux placements du fonds souverain censés être des investissements financeraient en réalité la consommation de l’État. Le risque serait grand alors que le fonds réalise un rendement moindre et prenne davantage de risques qu’un investisseur ordinaire – sur le dos du contribuable et de la place économique suisse.

Un fonds souverain saperait le frein à l’endettement

Les interventions demandant la création d’un fonds souverain révèlent que les milieux politiques entendent ainsi accroître les ressources financières à disposition. Il ne s’agit pas d’investir dans des titres mais de réaliser des projets. Les interventions montrent aussi que les moyens supplémentaires seraient utilisés pour toutes sortes de causes. Un fonds souverain accroîtrait donc sensiblement l’empreinte étatique en Suisse. Il aurait aussi des conséquences dramatiques pour un des principaux instruments de la politique financière, le frein à l’endettement: toute levée de fonds sur les marchés des capitaux représente de nouvelles dettes pour la Confédération. Un fonds souverain financé par l’endettement est donc incompatible avec le frein à l’endettement.

Le franc serait probablement encore renforcé

Les partisans d’un fonds souverain géré par la Confédération font miroiter les possibilités de rendement et la situation avantageuse en matière d’intérêts. Ils tablent en outre, quasiment à titre d'effet secondaire bienvenu, sur un affaiblissement du franc. Bien que le raisonnement soit fondé, la réalité dépend de la réponse à deux questions. Premièrement, les nouveaux titres seront-ils plutôt achetés par des investisseurs indigènes ou étrangers? Et, deuxièmement, ce fonds souverain sera-t-il plutôt investi en Suisse ou à l’étranger?

Il n’est pas possible de répondre à la première question de manière catégorique, puisque le comportement des investisseurs n’est guère prévisible. La liquidité accrue sur le marché des emprunts d’État suisses induite par un fonds souverain plaide toutefois plutôt en faveur d’une croissance de la demande étrangère. Pour les investisseurs, la plus grande liquidité des obligations helvétiques facilite l’achat et la vente, car celles-ci s’insèrent encore plus aisément qu’aujourd’hui dans un portefeuille diversifié. Le franc serait donc plutôt renforcé. 

La réponse à la deuxième question dépend de la stratégie d’investissement de l’éventuel fonds souverain. Si celui-ci investit plutôt en Suisse, le franc s’en trouvera renforcé. En revanche, un fonds dont les capitaux seraient investis essentiellement à l’étranger (pour autant qu’une telle stratégie soit susceptible de réunir une majorité) affaiblirait le franc. D’aucuns diront que la Confédération pourrait compenser ainsi le bas niveau d’investissement des Suisses à l’étranger. Cela impliquerait toutefois que les Suisses soient soudain devenus des investisseurs irrationnels, une hypothèse qui ne se justifie guère. Par ailleurs, des écarts de rendement systématiques seraient immédiatement corrigés par le marché, plus précisément par ceux que l'on appelle les arbitragistes. Les entraves réglementaires parfois imposées aux investisseurs institutionnels constituent une exception. Le législateur pourrait contribuer de manière intéressante à un affaiblissement du franc par une libéralisation appropriée des prescriptions d'investissement.