# 10 / 2021
14.09.2021

Révision de la loi sur les cartels: aux yeux de l’économie, il reste beaucoup à faire

Une loi sur les cartels utile à l’économie

Un besoin de révision dans plusieurs domaines

Le but assigné au groupe de travail Révision de la loi sur les cartels institué par economiesuisse était le suivant: concevoir un projet législatif qui prenne en compte les intérêts de l’économie dans son ensemble. Après des échanges approfondis sur les divers besoins et sur les lacunes actuelles du droit cartellaire, economiesuisse a identifié au fil des travaux les points suivants à réviser.

La réforme institutionnelle

Les lacunes de la réglementation actuelle

Depuis l’entrée en vigueur de la première loi sur les cartels en 1964, le droit suisse de la concurrence a dû faire face à des changements profonds. Or entre-temps les structures institutionnelles n’ont pas évolué, mises à part quelques rares adaptations. Il faudra patienter jusqu’à la révision de 2003 pour que des attentes accrues placées dans les autorités de la concurrence se fassent jour: l’introduction de sanctions directes et d’un programme de clémence a conduit à un élargissement de l’éventail des instruments et, parallèlement, à une complexification des entraves. En particulier, à la suite de la compétence accordée à la Comco d’infliger des amendes administratives pouvant atteindre des millions de francs, les voix exigeant un réaménagement structurel de l’autorité de la concurrence se sont multipliées au nom des arguments suivants:

Manque d’indépendance

La Comco dépend du DEFR sur le plan administratif. Il est indispensable de sauvegarder son indépendance à l’égard de l’administration fédérale. Dès lors, la commission jouit en principe d’une large autonomie, et son activité ne fait l’objet d’aucune surveillance tant du point de vue professionnel que du contenu de son travail.

Malgré cette indépendance juridique formelle, la loi sur les cartels contient des règles en matière de compétences permettant aux autorités fédérales d’exercer une influence (politique). Ainsi, le Conseil fédéral peut, à la demande des parties concernées, revoir des décisions des autorités de la concurrence et déclarer licites à titre exceptionnel des restrictions à la concurrence, cela au nom d’intérêts publics prépondérants.

Il existe d’autres liens de dépendance encore à l’égard du DEFR découlant de la procédure de recours. La Comco n’est pas autorisée à recourir contre des décisions du Tribunal administratif fédéral, cette compétence appartenant exclusivement au DEFR. En outre, la Comco ne dispose d’aucune souveraineté budgétaire. Les moyens mis à sa disposition sont fixés par le Conseil fédéral et le Parlement, et leur gestion est l’affaire du DEFR. Enfin, il existe encore un autre élément propre à compromettre l’indépendance de la Comco face à l’administration fédérale: la fixation des ressources en personnel et en matériel des autorités de la concurrence repose sur la volonté politique des autorités administratives.

De même, les rapports entre la Comco et son secrétariat se caractérisent par des liens de dépendance. Il n’existe pas de séparation claire entre l’échelon de l’instruction et celui des décisions. Or les incohérences affectant la répartition des tâches ont déjà leurs sources dans la loi sur les cartels. Ainsi, formellement, le secrétariat n’est habilité à ouvrir d’enquête qu’avec l’accord d’un membre de la présidence de la Comco. De plus, la commission étant libre d’ordonner des auditions et de charger le secrétariat de mesures d’instruction supplémentaires, l’indépendance de ce dernier n’est pas garantie en tant qu’autorité d’instruction. En sens inverse, le secrétariat exerce une influence très importante sur les processus décisionnels de la Comco. Disposant de collaborateurs à plein temps, le secrétariat peut s’appuyer sur de vastes compétences juridiques et économiques spécialisées, tandis que la Comco fonctionne comme une autorité de milice. Dès lors, pour des raisons structurelles, force est de constater l’existence d’un fossé en matière de connaissances et de pouvoir entre la Comco et son secrétariat, cette réalité étant propre à engendrer des liens de dépendance mutuels. Certes, la Comco rend ses verdicts à huis clos, mais les représentants du secrétariat, qui participent à ses séances, sont susceptibles d’influencer considérablement les décisions du fait des connaissances plus étendues que leur garantit leur familiarité avec les dossiers. En particulier, cet accès privilégié du secrétariat à la commission suscite des critiques acerbes de la part de l’économie. Incontestablement, on ne saurait exclure que les positions défendues par les parties impliquées, au niveau des faits comme à celui du droit, parviennent aux oreilles de la Comco par des voies que le secrétariat aurait lui-même tracées.

Respect défaillant des principes de l’État de droit

Pour une pure autorité de milice telle que la Comco, la complexité croissante des dossiers représente un défi toujours plus grand à relever. Or cette réalité va de pair avec des faiblesses s’agissant du respect des principes de l’État de droit qui sont en soi critiquables.

Tant la Cour européenne des droits de l’homme que la Cour de justice de l’AELE sont parvenues à la conclusion que le modèle d’autorité de la concurrence tel que celui en vigueur en Suisse ne porte pas atteinte aux principes de l’État de droit formellement parlant. En revanche l’absence de décisions phares dans maints domaines est un facteur potentiel d’insécurité juridique et d’imprévisibilité pour les entreprises. Le secrétariat recherche en effet souvent des solutions consensuelles, ce qui nuit à l’avènement d’une pratique jurisprudentielle cohérente. Par ailleurs, du fait des sommes et des ressources importantes qu’oblige à mobiliser l’utilisation des voies de recours, les parties tendent à ne franchir ce pas que lorsque la sanction infligée dépasse les frais probables d’avocat et de procédure. En particulier, les PME sont portées à y renoncer faute de moyens financiers.

Améliorations envisagées débattues jusqu’ici

Dans les cercles politiques et économiques, divers modèles censés prendre en compte les critiques rapportées plus haut ont déjà été discutés. Ainsi, dans le cadre de la révision de la loi sur les cartels entreprise en 2014, une réorganisation des autorités de la concurrence a fait l’objet de débats. Cette réforme institutionnelle prévoyait un transfert du secrétariat actuel de la Comco à une autorité juridiquement indépendante de l’administration fédérale, tandis que la Comco actuelle aurait été élevée au rang de tribunal de la concurrence de première instance. La mesure devait garantir une séparation claire entre le niveau de l’enquête et celui de la décision, l’autorité de la concurrence assurant le premier volet tandis que le tribunal de la concurrence aurait eu pour mission de rendre un verdict et d’infliger, le cas échéant, des sanctions. Conduisant à une réduction du nombre actuel des instances de quatre (secrétariat chargé de l’instruction, Comco en tant qu’organisme décisionnel, Tribunal fédéral administratif et Tribunal fédéral) à trois (autorité de la concurrence chargée de l’instruction, tribunal de la concurrence chargé de la décision et Tribunal fédéral), cette solution aurait eu également le mérite de raccourcir les défis.

Figure 1: Réorganisation institutionnelle prévue par le projet de révision du Conseil fédéral de 2014

Au travers de cette réforme institutionnelle, le Conseil fédéral ambitionnait de répondre aux principales critiques adressées au système existant, …

…en instaurant une indépendance institutionnelle via une séparation entre instruction et prise de décision:

Réorganisation institutionnelle 2

… en instituant un tribunal de la concurrence spécialisé et professionnalisé:

Réorganisation institutionnelle 3

… ainsi qu’en favorisant une accélération de la procédure:

Réorganisation institutionnelle 3

 

En 2014, la proposition rappelée ci-dessus n’a pas emporté la conviction du Parlement. Certes, la nécessité d’une réforme institutionnelle n’a pas été contestée sur le principe, mais un doute a subsisté sur la question de savoir dans quelle mesure le nouveau régime proposé aurait débouché de facto sur un raccourcissement des délais. Voilà pourquoi la révision a échoué en 2014 devant les Chambres quand bien même la nécessité d’agir faisait fondamentalement consensus. Ce précédent ne saurait toutefois inciter à renoncer à une révision de plus grande envergure. Tant s’en faut. Il s’agit maintenant de réunir une majorité politique autour d’une réforme orientée vers l’avenir et répondant aux besoins d’une économie moderne.

Ce que demande l’économie

Du côté de l’économie, c’est en des termes plus clairs que jamais qu’est exprimée l’aspiration à une réforme institutionnelle constructive prévoyant une séparation nette entre le niveau de l’instruction et celui de la décision. Car l’efficacité d’une autorité de la concurrence se mesure en particulier à l’étendue de son indépendance juridique et concrète. La faisabilité d’une telle répartition des tâches entre la Comco et son secrétariat demeure un point ouvert. Cela dit, elle serait incontestablement préférable au modèle organisationnel en vigueur.

Sur la base des éléments clés de la réforme institutionnelle décrite ci-dessus qui a échoué en 2014, les milieux économiques estiment qu’il conviendrait de viser une réorganisation axée sur les principes suivants:

  • Renforcer l’indépendance institutionnelle: Une séparation systématique entre le niveau de l’instruction et celui de la décision doit servir de point de départ au travail de réforme.
  • Éliminer des problèmes de conformité aux principes de l’État de droit: Il s’agit de mettre fin aux insuffisances évoquées s’agissant du respect des principes de l’État de droit.
  • Instaurer des rapports équilibrés entre science économique et science juridique: L’appréciation d’états de fait au regard du droit des cartels exige un équilibre entre savoir économique et savoir juridique. C’est pourquoi, lors de la composition des équipes, il faudra veiller à faire appel à des personnes aux compétences adéquates, aussi bien au niveau de l’organisme d’instruction que celui en charge de la procédure de décision.
  • Réduire la durée des procédures: Il conviendrait qu’au cœur des efforts de réforme figure également la question de l’accélération des procédures au double échelon de la Comco et des tribunaux. À des fins de sécurité juridique, la première décision devrait tomber dans les douze mois à compter de la clôture de l’enquête.

Amélioration de la procédure d’opposition

La procédure d’opposition prévue par le droit des cartels offre aux entreprises la possibilité de notifier au préalable à l’autorité de la concurrence tout comportement envisagé et susceptible d’être qualifié d’entrave illicite à la concurrence. Dans de tels cas de figure et en vertu de la législation actuelle, il n’y a pas de sanction administrative prévue, à moins que les autorités n’engagent une procédure contre l’entreprise concernée dans un délai de cinq mois. L’objectif de la procédure d’opposition est de fournir aux entreprises, dans un délai raisonnable, une évaluation des comportements qui pourraient potentiellement être de nature à les exposer à une sanction.

Lacunes de la réglementation actuelle

La procédure d’opposition sous sa forme actuelle suscite de vives critiques. La solution en vigueur n’offre guère de sécurité aux entreprises aspirant à étendre leurs activités à de nouveaux domaines et à promouvoir l'innovation. La nécessité d’une révision n’est donc pas contestée. On dénonce notamment le délai d’opposition de cinq mois prévu par la loi, lequel est trop long pour des marchés dynamiques. Si les entreprises souhaitent éviter tout risque de sanction, elles devront soit renoncer à concrétiser leurs projets soit en décider la suspension dès l’ouverture d’une procédure. Faute de passage à l’acte, l’impact sur le marché des comportements concernés restera inconnu et conduira à une impasse. En effet, en raison des risques de placement, les entreprises auront tendance à abandonner des initiatives (éventuellement exposées à une sanction ultérieure), tandis que, de leur côté, les autorités se trouveront dans l’impossibilité de procéder à leur propre évaluation dans la mesure où, faute de concrétisation, aucune répercussion sur le marché n’aura pu être mesurée. Il en résulte que le véritable but visé au travers de la procédure d’opposition, en l’occurrence garantir aux entreprises une plus forte sécurité juridique, est difficilement réalisable. En outre, le système actuel recèle le danger de dissuader des entreprises d’adopter des comportements économiquement intelligents et ne prêtant pas à contestation du point de vue du droit des cartels.

Améliorations possibles déjà débattues jusqu’ici

Pour améliorer la procédure d’opposition, les propositions du Conseil fédéral énoncées en 2014 ne conviennent pas.

Ni la réduction du délai de cinq à deux mois proposée à l’époque ni le risque de sanction ultérieure ne contribueraient à améliorer la procédure d’opposition.

Selon le message du Conseil fédéral publié à l’époque, le raccourcissement du délai d’opposition aurait dû immédiatement accroître la sécurité juridique pour les entreprises. En cas de projets considérés de toute évidence inattaquables par l’autorité de la concurrence ou ne constituant pas à ses yeux un état de fait directement punissable, les entreprises concernées auraient ainsi – dans un délai de deux mois – déjà la certitude que leur mise en œuvre ne les exposerait pas à des sanctions. Or les entreprises pourraient être incitées à n’annoncer que les projets impliquant par nature une limitation de la concurrence potentiellement répréhensibles. Comme on a affaire ici la plupart du temps à des situations (relativement) complexes qui ne sauraient être évaluées de manière exhaustive dans le court délai de deux mois prévu, il est permis de présumer que, sous la pression du temps, l’autorité serait amenée de plus en plus à se lancer dans des investigations préalables ou des recherches formelles afin de prolonger ainsi la durée impartie pour vérifier les signalements. La même remarque vaut pour la deuxième modification proposée et censée réduire les risques de placement en reportant à plus tard la menace de sanction. Ce changement aussi semble ignorer des aspects économiques essentiels. Le fait qu’une sanction requiert l’ouverture d’une enquête formelle (les investigations préalables ne suffisent pas à cet égard) ne peut qu’entraîner une prolongation de la durée de l’incertitude.

Ce que demande l’économie

Des améliorations apportées à la procédure d’opposition doivent impérativement déboucher également sur un renforcement de la sécurité juridique et de la protection juridique. La procédure de notification – prévue par la loi – sur le contrôle des fusions, à des fins d’examen de leur légalité, pourrait servir utilement de modèle pour une adaptation réussie de la procédure d’opposition. Elle prévoit une obligation de contrôle incombant à l’autorité et, parallèlement, une interdiction provisoire de mise à exécution. La décision portant sur la licéité est prise en tout état de cause sous la forme d’un prononcé susceptible d’être attaqué et assorti de conditions. S’agissant du délai, il serait envisageable d’établir un distinguo entre les cas simples et ceux qui sont complexes, toutefois en prévoyant pour les seconds une durée maximale de traitement du dossier de quatre mois par exemple. Semblable procédure assurerait non seulement une sécurité juridique accrue pour les entreprises, mais encore leur offrirait la possibilité de soumettre la décision arrêtée par l’autorité à un réexamen via un recours.

Procédure d'opposition

 

Introduction de programmes de compliance destinés à alléger les sanctions

Lacunes de la réglementation actuelle

En cas de constat d’entraves illicites à la concurrence, les entreprises sont exposées à une amende pouvant atteindre jusqu’à 10% de leur chiffre d’affaires réalisé en Suisse au cours des trois exercices précédents. C’est dans ce cadre très large qu’est effectué le calcul concret de la sanction infligée, laquelle représentera, au gré des circonstances, une charge financière substantielle. Dès lors, les entreprises redoublent d’efforts pour prévenir toute entrave à la concurrence au moyen de mesures organisationnelles (dites mesures de «compliance» ou de conformité interne). Jusqu’ici, aucune disposition légale n’a été adoptée qui obligerait les autorités de la concurrence à tenir compte d’initiatives de ce genre dans la perspective d’un allégement de la sanction. Or une mise en œuvre efficace du droit des cartels inclut non seulement la répression mais également, en toute logique, la prévention. Aussi conviendrait-il que les autorités de la concurrence encouragent les entreprises à prendre des mesures préventives et que celles-ci puissent être prises en considération de manière adéquate dans le calcul de la sanction. Donner trop de poids à la dimension répressive conduit à des interventions excessives de l’État qui seraient pourtant évitables. Ces dernières poussent les entreprises à se comporter de manière exagérément prudente, avec tous les effets économiques négatifs que cela peut entraîner («business chilling»).

 

Améliorations envisagées qui ont été discutées jusqu’à présent

Selon le projet gouvernemental de 2014, une réduction du montant de la sanction n’est prévue qu’en présence de programmes de compliance contribuant efficacement à la mise en œuvre du droit des cartels. La question de savoir si ces conditions sont remplies est laissée à l’appréciation de l’autorité de la concurrence et des tribunaux.

Ces organismes fixent aussi l’étendue de la réduction de la sanction dans les cas concrets. Il y a lieu de viser un allègement équilibré qui constitue une incitation supplémentaire à prévenir des violations du droit des cartels. À l’inverse, des diminutions excessives des sanctions sont à éviter, car cela pousserait les entreprises à se doter de programmes aux seules fins de fournir des preuves adéquates qui leur permettraient d’échapper à une sanction.

Ce que demande l’économie

L’introduction de programmes de compliance ayant pour effet d’alléger les sanctions constitue une étape importante et un signal positif. Les milieux économiques saluent une telle démarche. Ce faisant, la Suisse s’inscrirait également dans une tendance observée à l’échelon international. Ainsi, depuis l’entrée en vigueur, le 19 janvier 2021, du 10e amendement de la GWB, la législation allemande reconnaît que de telles mesures sont susceptibles d’être retenues dans des procédures de sanction pécuniaire. En adoptant ce nouveau régime réglementaire, l’Allemagne s’est conformée au changement récent intervenu dans la jurisprudence du Département américain de la justice (DOJ). Durant l’été 2019, ce dernier a également abandonné expressément sa position jusqu’alors négative à l’égard de la prise en compte des programmes de conformité aux règles antitrust.

Les programmes de compliance propres à alléger les sanctions, reposent sur le principe de la responsabilité pour faute. Ils doivent inciter les entreprises à se prémunir contre des violations du droit des cartels. Selon la proposition du Conseil fédéral, elles ne peuvent espérer bénéficier d’un allègement de la sanction encourue que si elles sont à même de prouver s’être dotées d’un programme de compliance efficace et adapté. Dans ce contexte, la question se pose inéluctablement, de savoir quelles exigences concrètes doivent satisfaire les mesures concernées. Les considérations figurant dans le message publié en 2012 ne fournissent pas de critères clairs en matière de compliance. Même si la conception de mesures efficaces dépendra sans aucun doute des caractéristiques individuelles d’une entreprise, certaines exigences minimales concrètes seraient souhaitables, voire nécessaires, dans un souci de sécurité juridique. Sur ce dernier point, il existe, à l’étranger, des exemples probants de la manière dont cette sécurité juridique peut être atteinte.

Mise en œuvre de la motion Français (18.4282)

La motion réclame que l’on précise à l’art. 5 LCart les critères quantitatifs et qualitatifs permettant d’évaluer la notabilité des restrictions à la concurrence résultant d’un accord. La motion est à interpréter comme une réaction à l’arrêt Gaba du Tribunal fédéral (ATF 143 II 297). Dans sa décision de principe du 28 juin 2016 Gaba/Elmex, le Tribunal fédéral (TF) avait répondu à des questions controversées. À propos des accords au sens de l’art. 5 al. 3 et 4 LCart, le TF avait affirmé que ceux-ci étaient illicites parce que portant par nature («per se») une atteinte notable à la concurrence. Autrement dit, de tels accords ne sauraient être licites que si des motifs d’efficacité économique les justifiant sont établis. Or les conditions émises pour établir cette preuve sont strictes et rarement réunies.

Le caractère d’illicéité notable «per se» de certains accords affirmé par l’arrêt Gaba a engendré une insécurité juridique pour les entreprises. Préciser à l’art. 5 LCart les critères sur la base desquels un accord est à considérer comme licite permettrait de mettre fin à une présomption automatique de violation du droit des cartels et, partant, de remédier à l’insécurité juridique existante.

Afin de garantir une mise en œuvre rigoureuse du contenu de la motion Français, il serait judicieux de le faire dans le cadre de la révision actuelle de la LCart.

Numérisation

Points d’ancrage pour une réglementation

La numérisation est un thème transversal qui concerne pratiquement tous les domaines de l’économie. Les marchés sont en conséquence, fortement influencés par le développement numérique. Les nouveaux modèles d’entreprise qui en découlent et les biens et services innovants qui les accompagnent posent de nouveaux défis tant pour la politique de concurrence que pour les autorités antitrust.

Dans ce contexte, il convient de soumettre à un examen approfondi les instruments actuels du droit de la concurrence développés pour les marchés classiques. Lors de cet exercice, on prêtera une attention particulière aux sujets ci-après.

  • Critères de la position dominante pour les marchés numériques bifaces: L’existence d’une position dominante s’apprécie également sur les marchés libres et bifaces, selon que l’entreprise en question dispose d’une liberté de comportement qui échappe à un contrôle suffisant au travers de la concurrence. Dans le contexte des marchés bifaces, la détermination de la position dominante est soumise à un certain nombre de caractéristiques particulières. Celles-ci sont pour l’heure insuffisamment reflétées par les critères classiques de position dominante sur le marché. En conséquence, les critères utilisés devraient être adaptés à l’économie numérique. Selon les conclusions scientifiques, les effets de réseau et les économies d’échelle ont tendance à favoriser la concentration, tandis que la présence du multi-homing est qualifiée de réductrice de concentration. Selon les conclusions des scientifiques, les effets de réseau et les économies d’échelle exacerberaient la concentration tandis que le multi-homing contribuerait à l'atténuer. En revanche, le concept de parts de marché perd de sa pertinence en raison du fort dynamisme (de l’innovation) intrinsèque à l’économie numérique.
  • Collusion algorithmique: Le droit de la concurrence helvétique ne prévoit pas de normes particulières traitant explicitement de la problématique du recours à des algorithmes. La question se pose dès lors de savoir si les réglementations existantes de la législation sur les cartels suffisent pour contrer ce phénomène nouveau. Les algorithmes deviennent un sujet pertinent de droit des cartels lorsqu’ils sont utilisés pour coordonner des paramètres de concurrence avec d’autres entreprises. Dans ce contexte notamment, la coordination de comportements reposant sur des algorithmes et, partant, exclusivement sur l’intelligence artificielle de machines pose un problème. Il s’agit d’évaluer s’il y a lieu d’élargir dans la loi les états de fait reconnus actuellement comme relevant du droit des cartels ou si une «interprétation numérique» du concept d’accord suffirait.
  • Accès aux données: Les données sont réputées être l’intrant clé dans de nombreux processus de création de valeur. Le traitement des données (d’utilisateurs) permet aux entreprises d’optimiser la qualité de leurs services, de pénétrer d’autres secteurs commerciaux, de placer des publicités ciblées ou encore de différencier les prix. Dès lors, il est évident que le contrôle de certaines données (ou d’ensembles de données) doit être pris en considération dans l’évaluation de la position dominante d’une entreprise donnée. De même, en tant que paramètres de concurrence s’inscrivant dans un contexte d’accords, les données peuvent jouer un rôle décisif lors de l’évaluation de la notabilité d’entraves à la concurrence.

Prochaines étapes

Les progrès de la numérisation mettent au défi le droit de la concurrence. Même si la loi actuelle offre quelques points d’ancrage pour une régulation, les concepts en la matière ne sont pas encore suffisamment mûrs pour formuler des normes concrètes dans le cadre de la prochaine révision de la loi sur les cartels. Malgré cela, ou précisément à cause de cela, economiesuisse entend suivre de près le sujet, notamment les évolutions internationales sur ce thème, afin d’en tirer de solides conclusions en vue des modifications législatives à venir. Compte tenu de la forte dynamique des marchés numériques et des risques entrepreneuriaux qui y sont liés, mais aussi des opportunités, il est indispensable, en termes de sécurité juridique, de mettre en place le plus rapidement possible des conditions-cadre à la fois fiables et adaptées à notre époque. Dans ce contexte, il est également important de sensibiliser les politiciens aux sujets susmentionnés à un stade précoce et de créer une prise de conscience des défis numériques.