Initiative 99%: et si l’on parlait des inégalités?

L’époque est à la dénonciation des inégalités. L’actualité immédiate aussi, en raison de la votation prochaine sur l’initiative 99% des Jeunes socialistes suisses. C’est donc l’occasion d’examiner la situation de notre pays sous l’angle de la fiscalité, du capital et de la redistribution. Il n’est nullement question de nier l’existence d’inégalités, mais de relativiser certaines affirmations.

L’initiative dénonce principalement les inégalités de fortune: le 1% des contribuables les plus riches possède environ 43% de la fortune imposable totale en Suisse, tendance à la hausse depuis les années 1980. Ces chiffres ne sont pas contestables. Il vaut toutefois la peine de relever que la tranche temporelle choisie par les auteurs de l’initiative ne l’a pas été au hasard: en effet, la part des plus riches à la fortune totale n’avait que baissé jusque-là, passant d’environ 50% au début du XXe siècle à 30% dans les années 1980. Elle est remontée entre-temps.

Mais pour être complet, il serait intellectuellement honnête de prendre en compte aussi les 1000 milliards de francs du 2e pilier. Cette «fortune» des salariés n’est pas taxée et n’apparaît donc pas dans les statistiques. Si on l’intègre dans les analyses, alors les fameux super-riches ne possèdent pas 43% de la fortune, mais 25 à 28%. En d’autres termes, la fortune est mieux répartie qu’il y a 100 ans et les inégalités baissent.

Pas de "privilège pour le capital"

Les Jeunes socialistes affirment par ailleurs que les revenus du capital bénéficient de privilèges, alors que chaque franc de salaire est imposé. Globalement, cette affirmation est infirmée par l’analyse. Depuis des décennies, la richesse produite en Suisse va grosso modo pour 70% aux salaires et pour 30% au capital. Cette répartition est très stable. Au contraire d’autres pays (Etats-Unis, France, Italie, Suède), où la situation a évolué en faveur du capital.

Lorsqu’ils dénoncent d’autres «privilèges du capital», les Jeunes socialistes pointent spécifiquement l’imposition partielle des dividendes et l’absence d’un impôt sur le gain en capital.

L’imposition partielle pour les entrepreneurs détenant au moins 10% d’une entreprise – dans laquelle ils ont investi leurs propres économies – vise à atténuer la double imposition économique (taxation du bénéfice dans un premier temps, puis du solde distribué sous forme de dividendes). Elle met sur pied d’égalité fiscale l’entrepreneur actionnaire avec celui qui agit en nom propre. Tous les pays pratiquent une forme ou l’autre d’imposition partielle. Cela n’a rien de scandaleux en Suisse, puisque ces entrepreneurs sont lourdement frappés par l’impôt sur la fortune en raison de la prise en compte de la valeur de leurs participations.

L’autre inégalité dénoncée avec force réside dans l’exonération des gains en capital. Celui qui, explique-t-on, achète et revend des actions avec un bénéfice n’est pas taxé sur ce gain. Alors que s’il réalise un revenu salarial de même montant, il est entièrement imposé. Il est vrai que le gain en capital est exonéré en Suisse, mais cela n’a rien d’injuste, car notre système fiscal taxe la fortune: tout gain augmente le patrimoine, qui ensuite est imposé chaque année. Il n’y a aucune raison de multiplier les impôts sur le même franc. Il faut choisir: taxer le gain en capital ou taxer la fortune.

Une initiative qui provoque l’inégalité

Le principe même de l’initiative consiste à taxer à 150% les revenus du capital dépassant un certain montant. Or ce mécanisme, vendu au nom de la «justice fiscale», provoquerait une réelle inégalité: en taxant 100 francs comme si c’était 150, on prélèverait des impôts sur des revenus qui n’ont pas été réalisés. Notre système fiscal réclame au contraire l’égalité de traitement et la prise en compte de la capacité économique. Un franc de revenu, salaire ou capital, est un franc.

Un autre aspect de notre système fiscal est souvent oublié, à savoir le caractère progressif de notre fiscalité tant au niveau fédéral que cantonal. Le 1% des plus riches s’acquitte ainsi de 40% de l’impôt fédéral direct, les 10% de 80% du total, et en contrepartie de nombreux contribuables sont exonérés. Etre riche en Suisse signifie payer beaucoup d’impôts, sans comparaison avec les exemples américains dont on nous rebat les oreilles. Notre système fiscal taxe la richesse, et il réduit clairement les inégalités. Alors, quand les Jeunes socialistes vilipendent les «privilèges fiscaux des entrepreneurs», on doit leur rappeler que certains laissent, en raison de l’impôt sur la fortune, 70% de leurs revenus au fisc!

Et pour terminer, posons-nous la question: si Bill Gates, Jeff Bezos et Elon Musk s’établissaient (pure hypothèse!) en Suisse pour y travailler, que se passerait-il? Statistiquement, les inégalités de fortune exploseraient… et les Jeunes socialistes crieraient au scandale. Alors qu’il faudrait se réjouir de la hausse des recettes fiscales qui s’ensuivrait.

 

Article paru dans Le Temps le 13 septembre 2021